Comment enseigner l’histoire sans prendre partie ?

La question a été posée sur un groupe Facebook et m’a plongée dans de nombreuses réflexions. Peut-on enseigner l’histoire sans prendre partie ? Alors que le ministre de l’éducation est en campagne contre les enseignants woke, la question semble d’actualité.
La façon d’enseigner l’histoire n’est pas neutre quand les programmes participent à la création d’une culture commune. Elle n’est pas neutre non plus quand elle est régulièrement à la une de débats de société.
Petit tour d’horizon sur la question pour enseigner l’histoire en toute connaissance de cause.

NB : On se concentre ici sur l’enseignement de l’histoire à l’école, c’est-à-dire avant le passage du bac. La question se pose aussi au niveau universitaire mais ce n’est pas du tout le sujet.

2e NB : cet article a été réalisé avec l’aide d’un historien devenu archéologue (mon amoureux) déjà mis à contribution dans l’article sur le livre des siècles.

L’enseignement officiel de l’histoire au fil du temps

On pense souvent que l’histoire ne change pas. Pourtant, c’est une discipline scientifique qui évolue et certaines certitudes disparaissent grâce à des recherches récentes sur des événements lointains.
De plus, il est question ici de l’enseignement de l’histoire qui, comme tout enseignement, est soumis aux programmes officiels et donc aux politiques qui se succèdent.

Voici un bref récapitulatif :
En 1833, l’histoire devient une matière inscrite aux programmes des écoles primaires supérieures ce qui permet de l’intégrer aux écoles primaires élémentaires peu de temps après (comme matière optionnelle dans un premier temps). (source)

Sous la IIIe République, les cours d’histoire servent à construire le roman national. Les élèves apprennent par cœur des dates, des noms, des événements. Il y a les héros de l’histoire de France (tous des hommes, à l’exception de Jeanne d’Arc) qui rendent le pays éternel. On présente le tout comme une marche inéluctable vers le progrès.

Après la 2e Guerre mondiale, difficile de maintenir l’idée d’une avancée positive constante. De plus l’UNESCO fait pression pour enseigner une histoire universaliste incluant les non-Européens. On ajoute également l’éducation civique au package histoire-géographie. Dans les faits, il y a beaucoup de résistance et l’histoire non-européenne n’est incluse dans les programmes que de 1957 à 1966.
Cependant, les méthodes pédagogiques évoluent. On abandonne en partie l’apprentissage par cœur pour étudier des documents.

Enseigner l'histoire sans prendre partie
Extrait du manuel d’Histoire d’E. Pradel et M. Vincent, publié en 1956.

Dans les années 1980, l’histoire doit développer la conscience républicaine, nationale et européenne. On inclut énormément d’éducation civique.
Puis dans les années 1990, on décide de prendre en compte la présence d’enfants issus de l’immigration dans les classes. Les programmes se tournent vers une histoire du patrimoine et de l’identité. C’est aussi le retour de la mise en avant des grands événements et des héros nationaux.

En 2021, sur le site officiel de l’Éducation Nationale, on peut lire cet objectif : « Au-delà de l’enseignement de l’histoire en classe, l’institution scolaire participe à la politique de mémoire, qui met l’accent sur certains faits historiques dans le but de construire une mémoire collective autour de valeurs partagées et de contribuer au sentiment d’appartenance commune : le vivre ensemble. » (source)

Source principale pour ce récapitulatif historique : ici
Je vous conseille également (si le sujet vous passionne) l’article Un siècle d’enseignement du « fait colonial » dans le secondaire de 1902 à nos jours de Laurence de Cock.

Accepter d’être de son époque

Il est impossible de s’extraire de son époque, que l’on enseigne la physique ou l’histoire en essayant d’être le plus neutre et actuel possible. Il suffit de lire les Leçons de Marie Curie pour s’en rendre compte, ce qui était considéré comme juste à son époque a été remis en cause. La même évolution a eu lieu en histoire.
Un exemple assez marquant est la question du mariage des enfants. Même en contextualisant les évènements, impossible de ne pas être choqué lorsque l’on apprend que Marie-Antoinette n’avait que 14 ans lorsqu’elle s’est mariée.

Il faut donc accepter que ce que l’on lit et ce que l’on transmet est l’histoire telle qu’elle est comprise en 2022.

Pour cela, il y a plusieurs façons de faire, sans être soi-même historien, en tant que parents ou professeurs des écoles.

→ Accepter que les livres soient comme des sources.
Ils nous parlent autant d’un événement passé que de notre vision à un moment précis de cet événement. Il suffit de lire des textes (manuels, documentaires, essais) d’époques variées sur les premières conquêtes coloniales françaises pour voir le discours évoluer, se transformer, y compris lorsque les noms et les dates restent exactement les mêmes.

→ Ne pas hésiter à privilégier des sources qui ne sont pas neutres.
Comme on l’a vu ci-dessus impossible d’être neutre, c’est un biais de l’esprit. Mais quand on s’y connaît peu, c’est difficile de faire le tri dans ce que l’on lit.
Dans ce cas-là, autant prendre un livre ouvertement de droite, de gauche, féministe, religieux, etc. On a alors totalement conscience que l’on lit l’histoire avec un point de vue précis et annoncé. Cela permet de découvrir des lieux, des personnalités et des évènements souvent passés sous silence. Il est ainsi possible de recouper les connaissances que l’on collecte pour en faire un tableau plus nuancé.

→ Multiplier les sources d’information.
Il est plus simple d’acheter un seul manuel et de s’y tenir. Mais en agissant ainsi, on a accès à une seule vision des choses. Cela ne signifie pas que vous devez avoir une bibliothèque à rendre jaloux un historien.
Il est possible de lire un roman de fiction sur la Première Guerre mondiale en s’assurant qu’il aborde un angle absent du manuel. Ainsi dans Un tirailleur en enfer, l’auteur a fait le choix d’avoir pour personnage principal un tirailleur sénégalais.

Plusieurs livres sur la 1ere guerre mondiale
Différents points de vue sur la 1ere Guerre mondiale

→ Vérifier le point de vue et l’universalité du texte.
Prenons Napoléon, on se doute que les termes pour le décrire ne seront pas les mêmes si l’auteur est français ou anglais. Le savoir avant de commencer la lecture permet de garder son esprit critique ouvert. C’est utile y compris pour les documentaires jeunesse car les traductions sont nombreuses.
Par ailleurs, certains livres ont des titres un brin grandiloquent, comme l’encyclo animé des grandes civilisations (très bon documentaire par ailleurs). En réalité, il n’y a que six civilisations, ce qui limite énormément les possibilités. Je ne dis pas que les livres doivent être exhaustifs mais que nous devons garder en tête que l’absence de la civilisation Lapita (en Polynésie) ne veut pas dire que c’était une petite civilisation, juste qu’elle est moins connue.

→ Sortir des apprentissages officiels.
C’est probablement le conseil le plus délicat quand on veut transmettre au mieux l’histoire à des enfants sans avoir soi-même une passion dévorante pour le sujet. Pourtant, il ne s’agit pas de lire sur son temps libre des essais qui pourraient figurer sur la liste des lectures obligatoires des étudiants en master d’histoire.
Il s’agit plutôt de faire un pas de côté. Ainsi la biographie de Sophie Germain offre une vision assez inédite de la Révolution française en se concentrant sur le sort des femmes et des scientifiques. La visite des musées municipaux, en s’attachant à l’histoire locale, présente des détails peu évoqués mais parfois essentiels. Les possibilités sont multiples et je vous donne quelques pistes en fin d’article.

sortie de groupe en IEF
Balade en groupe au musée Louvre-Lens

→ Se méfier des superlatifs.
Quand on s’intéresse à Napoléon Bonaparte (encore lui), on tombe vite sur de très nombreux adjectifs mélioratifs. C’était un génie militaire. Il est devenu un héros. Etc.
Oui, c’était un militaire capable de construire des stratégies efficaces pour atteindre ses objectifs. Mais quels étaient ces objectifs ? Était-ce une si bonne chose que ça ? Que veut-dire héros ? Y-aurait-il une autre tournure pour le présenter qui soit « neutre » ? Car oui, il est devenu très célèbre et incontournable, mais était-il un héros pour tous ?

Le choix des mots

Parler, c’est déjà s’engager.

On ne dit pas la même chose quand on écrit « Christophe Colomb a découvert l’Amérique » ou « Christophe Colomb est l’Européen qui a permis de mettre l’Amérique sur nos cartes du monde ». Ceux qui utilisent la première phrase sont d’accord pour dire que l’Amérique existait avant Colomb et que certains Vikings (des Européens donc) avaient déjà voyagé jusqu’à l’actuel Canada. Mais l’histoire est alors présentée strictement dans une vision européenne, éteignant toute curiosité sur ce qu’il y avait en Amérique avant son arrivée.

Les mots modèlent notre pensée. Ce qui était juste et politiquement correct à une époque ne l’est plus aujourd’hui ou est au cœur de nombreux questionnements.
Nos ancêtre les Gaulois, nègre, commerce triangulaire, découverte de l’Amérique, les Indiens, …

Prendre le temps de se renseigner sur ces termes (et bien d’autres) permet de comprendre que la neutralité est un concept bien flou, que ce qui va de soi pour certains ne l’est pas pour d’autres. De nombreuses ressources sont disponibles en ligne pour s’éduquer et décoloniser son propos. Suivant vos idéaux, vous y verrez une façon d’être plus neutre, plus respectueux ou plus engagé.

En choisissant volontairement de ne plus jamais utiliser le mot Indiens pour désigner les Natifs Américains, vous prenez partie. En conservant le mot Indiens, aussi. Car il est impossible d’enseigner sans transmettre une part de soi, quelle que soit la matière !

Quelques ressources pour enseigner l’histoire autrement

Jusqu’à présent, je me suis concentrée sur l’approche philosophique et pédagogique de la question. Pour finir, voici quelques liens pour faire le pas de côté évoqué ci-dessus, pour enrichir vos connaissances historiques et ainsi aiguiser votre sens critique.

Carbone 14 est une émission de France Culture qui se concentre sur l’avancée de la recherche historique par le biais de l’archéologie.

Le cours de l’histoire est une autre émission de France Culture qui se consacre au récit de l’histoire (c’est-à-dire comment on raconte l’histoire).

Nota Bene est un youtubeur qui fait des vidéos sur des thèmes très précis. On entre dans l’histoire par la toute petite porte et ses détails. Attention, certaines vidéos sont à réserver aux adolescents (ou aux adultes qui préparent le prochain « cours »).

→ La collection Sur les routes de l’histoire (chez Nathan) propose des livres qui se déplient en proposant d’un côté des informations historiques et de l’autre une carte. Le format invite à sortir du côté linéaire de nombreux livres. Accessible dès 9 ans.

La grande encyclopédie de l’histoire de Simon Adams (chez Rouge & Or, d’un auteur britannique) est un livre qui repose sur des cartes. L’intérêt ici est le foisonnement d’informations et surtout la présence de lieux peu représentés habituellement dans les documents français : l’Inde de -500 à 600 ap. J.-C., le Japon médiéval, le Pacifique du 16e siècle, les luttes d’indépendance à partir de 1910, etc.

Histoire des inventions de Peter Goes (chez Milan, d’un auteur belge) présente l’histoire de l’humanité sous un angle précis : les découvertes scientifiques et les objets du quotidien. Les textes sont courts et extrêmement précis, parfait pour chercher correctement plus d’informations sur internet.

3 manuels pour enseigner l'histoire

Extraits de manuel pour enseigner au mieux l'histoire

Histoire du soir pour filles rebelles ou même Musulmanes du monde sont deux livres extrêmement orientés. On sait de suite qu’elle est le parti pris. Ils dressent des portraits courts de femmes, de toutes les époques, qui peuvent être associées à l’étude d’une période bien précise.

Tétras lire est un magazine de littérature qui me sert surtout de prétexte pour vous montrer qu’on peut enrichir ses connaissances historiques de multiples façons. En effet, chaque numéro se concentre sur un auteur et on bénéficie alors d’informations liées à son contexte. Une façon d’enrichir sa vision d’une époque précise via ce que l’on lisait et ses grands auteurs.

Ceci n’est qu’une petite liste, non exhaustive, qui vise surtout à servir d’exemple. Bien sûr, certains livres ne sont pas terribles (doux euphémisme) et j’ai fait attention à ce que j’ai inclus (que des choses que nous apprécions). Mais un roman ou un film peut aussi servir de petite porte pour une vision plus large de l’histoire.

3 réponses sur “Comment enseigner l’histoire sans prendre partie ?”

  1. C’est une réflexion passionnante. Je suis intéressée par l’histoire depuis longtemps, mais j’ai toujours eu une réticence à vraiment faire des études d’histoire par exemple parce que je ressentais confusément ces biais très nombreux que j’arrive mieux à identifier aujourd’hui. Je pense notamment au fait que les années 1880-1910 disparaissaient systématiquement des programmes (grosse période de colonisation, hasard ou coïncidence ?). Les programmes passent d’un évènement à un autre sans interroger les liens entre ces évènements. En tant qu’adulte, je trouve qu’il y a beaucoup à désapprendre…

    1. Lorsque j’ai installé une frise chronologique dans notre cuisine pour ma fille, j’ai alors découvert dans le même siècle des événements que je n’avais connecté (dans mon esprit). Je comprends donc tout à fait ce que tu dis.

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